Ilann Vogt

Plasticien / Tisserand

Cahier d’Aubusson

Aubusson septembre 2023

Aux mains paupières

aux levants des fils

à rebours

dans le temps

envers et endroit

dans la même langue

attachés

attachés au plus précis du jour

la nuit

ne tombe plus

la salive

se ravale

et avec des mains nous

confins d’un nœud

sur lui-même

faisons

ce que nous sommes

et nous

recommençons

du début jusqu’à la fin et

à la fin

nous re-commençons

nous mourrons comme nous

faisons ce livre

son paradis

tu peux y lire

l’existence des mailles

la matrice lente et sure

le nœud nous

qui me fait

t’attendre

ne parle pas

ce livre est silence

des femmes

des hommes

l’ont fait pour toi

avec eux même

par moi

pour toi

personne n’a compté

l’éternité a coulé

et comme le ciel

le centre du monde

se serre plus encore

dans le caché

de ces fils

défais-toi

libère

personne ne coupe la parole

le jour est un chant sans fin

avec la voix

comme des ficelles qui passent

d’une bouche à l’autre

des lèvres à des autres

qui disent sans fin le ciel

et son geste

qui se lève

et se meurt

chaque jour

insère veux tu

une prière

rien ne se donne

tout est offert et ce livre

à toi

pour toi

d’autres l’ont écrit pour toi

d’autres le tisseront pour toi

d’autres le liront pour toi

et de ce temps donné

de ces âmes sans langues

mais mains

auront tassé

la lenteur à

un point d’amour

là mille yeux

lissent la paupière

tu vois

à peine

nous sommes

ce sera comme la Luz

à regarder sans cesse

ce sera la Luz

la croix d’un point

où coulent mille lueurs

c’est lumière

bavée de langue

que tu refermes

une fois l’œil passé

une fois le livre fermé

du passage d’un temps sur cette terre

Tout se dit

et se tait

dans le revers du temps

ne me parle pas d’éclats

la Luz est sans fin

sans confins

elle durera longtemps

comme elle a duré longtemps sous les mains

des lissiers

et des lissières

vois pendant que tu lis ce livre le monde passe

-le temps ne se fait pas seul-

il a besoin de tes yeux

de tes mains

de leurs mains

qui tournent les pages

et entrelacent

de tes mains

de leurs mains

les sans noms

sans visages

ont mille noms

mille visages

enfouis

dans le caché

avec un bout de fil

pour seule apparition

Luz

tout subsiste à tout

les siècles n’enlèvent rien de la soif

que nous aurons

à faire

Ce livre a commencé

il y a 600 ans

au quatorzième siècle

quand les premières mains

étaient

les premières mains

que toujours elles sont venues d’ailleurs

fonder des oasis

et le présent de ce livre

du bout de l’œil, tu le regardes

tu te dis que dorment là ou ailleurs

des contes d’enfants

– avec les ciseaux

quand tout finira par tomber du monde qui t’a vu naître

il faudra un vœu

et oublier

l’envers

tu auras alors parlé beaucoup

et les mains n’auront plus rien à dire

elles seront ton silence

où la mémoire file

dans des cieux trop bavards

et de ce muet tu arpenteras des voûtes

tu sauras

ce qu’il faut

dans le nœud de ton temps

l’image te sera donnée

l’oubli se retirera

la lumière s’attachera encore

à ce que tu es

à ce que tu donnes

et dans les rets de l’avenir

tout se devinera enfin

le passé s’inventera à même les doigts

courants sur les fils

et plus rien ne tombera des murs

qui seront fenêtres

seulement fenêtres

et tout ce qu’il te faudra en plus

des paysages de nœuds ce sont des livres

à qui donner

à toutes paupières

le fil saillissant

ne tache rien

et à lire dedans comme dans des entrailles de ciels

tu retiens les âges

tu retiens que l’ongle a travaillé

à tes enfermements

et que plus rien d’autre n’est à faire

rien

n’a tremblé

tout s’est bruissé à retenir les mots

je te les laisse pour que tu voies

que cela s’est passé sans toi

pour toi et avec toi

et mille complots de bonheur ont coulé des trames

là tu pinces un mot

un seul mot

qui a mis sept heures à se faire

et dans cette constance

ces collèges d’âmes

ce métier du monde

se garde l’absence de ta langue

je veux la dire – ici-

je veux dire

rien ne disparaît jamais vraiment-

à peine pouvons-nous voir

ce qui se répand et glisse de tes yeux sans moires

et la couleur tombée du métier

est alors un reste de vivre

Demain baigneras-tu ce livre dans la pleine lumière du village.

Ils regarderont sans voir

écouteront sans entendre

toucheront sans effleurer

ce n’est que de la poussière

changée en vivant

un héritage

n’en fais rien veux tu

n’en dis rien veux tu

il n’en restera rien

la vie vécue à même les fils

ces précipices

un jour

glisse tasse

ressase le vivre à l’envers d’une image

se donne

enfin

un jour

les gens autour de toi disparaitront

un jour tu partiras toi aussi

Nous ne visitons plus ces maisons d’oublis

il n’y aura plus de souvenirs

rien

le fil aura tenu

à notre subsistance

toi moi

elles

eux

mélés dans l’auvent

l’ouvert

la luz

la luz

la luz

où là faire

dira quelque chose

à celui qui n’entend rien

où la faire

n’est plus un exil

mais mailles d’un nous-

lisons une fois dernière ces dernières paroles

lisons

cette coexistence du maintenant

car maintenant est ce livre

laissé pour le voir

J’ai longtemps remisé les bateaux d’Arménie, les cotons silésiens

perdu dans ma langue ce que je voulais te dire

quand je te racontais l’histoire du roi tisserand

j’ai essayé

tu joues encore comme si tu étais quatre enfants seuls

les bottes dans la chevelure du ciel

fileurs éternels des immobilités blanches

nous avançons

avec la certitude des enfermements

les pandores d’entrelacs

nous ne lisons pas ce livre

sans revenir de notre langue

sans laisser les fils

réaliser le réalisant

et nos récits à la maille du ciel

serpentent encore des édens

tu combles les abîmes

fais là à Aubusson

des communautés de mystère.

Ilann Vogt